Nul besoin d’affirmer que l’esport est aujourd’hui à un tournant de sa jeune histoire. Encore amateur et confidentiel il y a peu de temps, cette discipline prend une ampleur insoupçonnée, et attire massivement joueurs, sponsors, investisseurs, médias, et personnalités.
Toutefois, on peut constater que derrière cette façade dorée se cachent des fondations juridiques bancales voire inexistantes. Cela est particulièrement vrai pour les joueurs, qui n’ont à ce jour pas de statut clairement défini, ce qui implique nécessairement une absence de protection.
En prenant le sport traditionnel comme exemple (sport collectif), tout en mettant en exergue les spécificités de l’esport, je vais évoquer différentes pistes de réflexion qui participeraient à la construction d’un cadre juridique solide pour les joueurs.
Il me semble tout d’abord primordial de définir la notion de joueur. En effet, avant de parler de statut juridique, et d’attribution de droits, il est nécessaire d’identifier ceux qui peuvent en bénéficier. Il va de soi que Ronaldo et Messi ne peuvent pas être considérés de la même manière qu’un footballeur amateur. En France, notre Code du sport définit clairement trois statuts de joueurs, chacun titulaires de droits spécifiques : les professionnels, les amateurs et plus largement les sportifs de haut niveau.
Ensuite, la construction d’un cadre solide doit passer par la consécration du principe selon lequel un joueur professionnel d’esport est lié à son club par un contrat de travail. Ce principe est sacralisé dans tout sport collectif, que ce soit au niveau des fédérations, ou des Etats (Union européenne comprise). Le choix s’est plus particulièrement porté sur le contrat de travail à durée déterminée (d’une durée dérogatoire pouvant aller jusqu’à 5 ans en France).
Qui dit contrat de travail dit paiement de cotisations et donc protection sociale pour le joueur (maladie, retraite, chômage …), stabilité contractuelle (durée définie, justification de toute rupture de contrat), respect du temps de travail et octroi de temps de repos, mais aussi transparence financière.
La généralisation du contrat de travail dans l’esport signifierait disparition du statut de travailleur indépendant, trop répandu à ce jour. Ce statut précaire ne correspond en rien à la réalité et contrevient à la loi. Puisqu’un joueur joue pour son club, qui lui donne des directives, met à sa disposition du matériel ou encore des moyens humains, comment justifier qu’il soit rémunéré par un organisateur ou un sponsor? Pourrait-on imaginer que Stephen Curry soit rémunéré par Under Armor plutôt que par son club pour jouer au basket? Cela n’a pas de sens, et expose aujourd’hui les joueurs d’esport (mais aussi les clubs) à des redressements sociaux et fiscaux.
D’un point de vue plus global, la protection des joueurs n’est crédible que si l’esport se structure par le haut. Je pense ici aux Fédérations sportives.
Qu’elles soient nationales (FFF) ou internationales (FIFA, IAAF…), les Fédérations sont les garantes de leurs sports respectifs. Institutions suprêmes, elles établissent et harmonisent les règles du jeu/règlements, elles déterminent les calendriers des compétitions qu’elles organisent mais aussi et surtout elles bénéficient d’un pouvoir disciplinaire (atteinte aux règlements, dopage, paris en ligne …). La conséquence est la régulation, la recherche d’une équité et d’une protection des acteurs. Sans évoquer les dérives de certaines Fédérations sportives, le sport est un modèle du genre.
Toutefois, une nuance de taille doit être relevée. Dans l’esport existe un acteur inconnu dans le sport : les éditeurs de jeux. Sans eux l’esport n’a plus vocation à être, puisqu’ils détiennent seuls la matière première. C’est comme si dans le football, les terrains, les ballons, ou encore les buts étaient la propriété exclusive d’une seule et même personne, qui déterminerait régulièrement les règles du jeu. L’incertitude régnerait pour les joueurs, qui n’auraient qu’une vision à court terme de leur “carrière”.
Dans le prolongement de la création de Fédérations, il n’est pas envisageable de structurer un sport sans syndicats, qui garantissent une représentation et une protection de chacun des acteurs d’un secteur. Les syndicats de joueurs, qui ont bien souvent à leur tête des ambassadeurs, prennent part à l’évolution de leur discipline, ennégociant les textes (lois, conventions collectives…), et en faisant part de leurs revendications.
Si la création d’un syndicat, ou d’une union représentative des joueurs d’esport est nécessaire, on ne peut pas ignorer là encore l’influence des éditeurs. Je veux dire par là que comme pour les Fédérations, le rôle des syndicats pourrait être limité dès l’origine du fait du déséquilibre qui existe au profit des éditeurs.
Cela étant dit, le sport s’est professionnalisé à compter des années 80 grâce à l’émergence de personnalités qui ont changé les règles établies. Je pense à des joueurs tels que Maradona, Michael Jordan, Jonah Lomu. Ces fortes têtes ont progressivement inversé les rapports de force en faisant des joueurs des acteurs puissants. L’exemple le plus marquant se passe dans le cadre des Jeux Olympiques de 1992 à Barcelone, lorsque pour la première fois les joueurs de NBA ont été admis à participer à la compétition.
En d’autres termes, malgré l’indéniable puissance des éditeurs, l’émergence de joueurs charismatiques et impliqués permettrait de tendre vers ce rééquilibrage des forces.
L’oeil de Smartcast
Aujourd’hui, il est indéniable que l’esport est dans une bulle prospère et lucrative. Tout le monde semble y trouver son compte, les joueurs tout particulièrement.
Attendre que la machine s’enraye pour réagir serait néanmoins une erreur et porteur de conséquences. Les acteurs doivent de mon point de vue anticiper dès à présent tout ralentissement, au risque de devoir faire des concessions, d’un point de vue financier. Mais c’est grâce à une telle prise de conscience que l’esport gagnera en maturité et en longévité.
Pour conclure, si la concrétisation du statut du joueur d’esport prendra du temps du fait de la jeunesse du phénomène et d’un paysage institutionnel inédit (joueur, clubs, promoteurs mais aussi éditeurs), il n’en demeure pas moins que des actions sont à court terme possibles, comme la rédaction d’un guide de bonnes pratiques ou d’une Charte. La France, via la récente loi pour une République numérique et la création de France esports, pourrait en être l’initiateur.
Auteur : Nicolas Weisz
Crédit Photo : Quentin Missault – JK Groupe